Le texte ci-dessous est dû à As’ad Abu Khalil. Né en 1960 au Liban, il vit aux Etats-Unis où il enseigne les sciences politiques à la California State University et à Berkley. Spécialiste du Proche-Orient, il a notamment signé un Dictionnaire historique du Liban et des ouvrages sur Ben Laden et l’Arabie Saoudite. Venu du marxisme, Abu Khalil se définit aujourd’hui comme anarchiste et athée, pro-palestinien, antisioniste, et a pris position contre les guerres du Golfe ainsi que la politique étrangère américaine en général. Mais il a également une position critique envers le Hamas et la quasi-totalité des factions libanaises. Dans son texte, il s’interroge sur l’origine de la violence en Syrie : il en impute la majeure part au régime de Bachar al-Assad, mais, et c’est ce qui rend son regard intéressant, il pointe le sectarisme et la violence des opposants salafistes et wahabites au régime de Damas. S’appuyant sur un correspondant local, il accuse d’ingérence directe dans le conflit syrien les Américains, les Saoudiens, les Emiratis et jusqu’à Israël.
Qui est derrière la violence en Syrie ? C’est la question-clef. J’ai enquêté, parlé et pensé et voici mes conclusions à ce propos :
1) Le régime est le premier et principal coupable des violences en Syrie. C’est indiscutable. L’argument selon lequel des « gangs criminels » écumeraient le pays tuant des soldats aussi bien que des manifestants est clairement un mensonge. Ca n’a même pas de sens. Pourquoi feraient-ils ça ? Qui sont-ils, et comment le régime peut-il les laisser se développer ? Il y a des civils qui tirent et tuent, mais ils appartiennent au peuple. Mais le régime porte une double responsabilité pour toutes les tueries en Syrie : ce système oppressif tire sa légitimité de sa prétention à assurer la sécurité du peuple syrien, et donc il est responsable aussi des meurtres commis par les opposants (si ces meurtres sont perpétrés contre la population comme le prétend le régime).
2) Pourquoi présumer que les Frères musulmans sont une association pacifique ? La révolte des Frères à la fin des années 70 et au début des années 80 n’était certes pas pacifique (…) et je ne pense pas qu’ils aient soudainement décidé de renoncer à la violence. Le régime jordanien a reconnu au début des années 80 qu’il avait armé la confrérie, et celle-ci a également reçu des armes d’Israël (via les phalanges libanaises). A cette époque, les Frères musulmans ne ciblaient pas seulement les hommes en arme du régime baasiste mais aussi des civils alaouites. Leur violence sectaire n’a fait d’ailleurs que resserrer les rangs des Alaouites et ont même poussé nombre d’entre eux qui étaient opposés au régime à se rapprocher de ce dernier.
3) D’après ce que j’ai entendu, il y a en Syrie des groupes wahabites et salafistes, avec de l’argent et des armes, qui ont été actifs. Je ne serais pas surpris si les Hariri (clan libanais pro-occidental dont sont issus deux récents Premiers ministres, NdT) étaient impliqués, eux aussi, dans la crise syrienne. Je pense même que c’est très probable. Un informateur fiable de ce blog, basé en Syrie, me dit (je traduis sa contribution de l’arabe) : « Oui, il y a des bandes professionnelles, entraînées et organisées qui sont contrôlées par des religieux qui viennent tous d’Arabie Saoudite, comme Adnan al-Ar ur, et qui pratiquent la violence contre les autres groupes religieux… A Lattaquié (le grand port syrien), des éléments armés qui ont d’abord vécu une vie apparemment normale au sein de cellules dormantes, avant de perpétrer des actes de sabotage et de sédition, et j’ai vu ça moi-même quand je me suis trouvé sur place… A Tell Kalakh (près de la frontière nord du Liban) existent des groupes dissidents qui sont financés par l’argent de Hariri, et non par les hommes de Hariri comme le prétendent les médias de Damas. A Banyas (sur la côte, au sud de Lattaquié), on dit que ce sont désormais des officiers saoudiens ou desEmirats arabes unis, et même un membre du Mossad israélien qui contrôlent les services de sécurité. On y a posé des pièges parce que la ville abrite un générateur et une raffinerie de pétrole ainsi qu’un pipe-line transportant le pétrole d’Irak. A Homs (près de la frontière nord du Liban), des poches d’activistes extrémistes – qui pour certaines étaient en place avant le régime baasiste – ont été réactivées à coup d’argent saoudien. La ville d’Idlib (au nord du pays et au sud-ouest d’Alep) est aujourd’hui en flammes, et la Turquie soutient la subversion avec des armes et même des combattants.. L’armée syrienne rencontre des difficultés dans son avance, les ponts et passages ayant tous été piégés. » Tout ceci émane de mon informateur et je n’ai aucun moyen de vérifier ses informations.
PS. Nir Rosen (1) a ajouté ceci : « La Syrie était une zone d’entraînement essentielle pour les agitateurs de type Zarqawi (responsable d’Al Qaida en Irak, Ndt), ils disposaient d’abris sûrs à Damas et à Alep, d’un réseau de soutien dans tout le pays (…) et j’aimerais bien savoir ce qui se passe dans la région frontalière avec l’Irak où les familles ont des liens étroits de par et d’autre de la frontière et où les gens de Zarqawi disposent de caches sûres. Prenons la ville syrienne d’Abu Kamal, par exemple, qui fait face à la ville irakienne de Husselba in al-qaim : les Américains ont lancé depuis cette dernière un raid contre Abu Kamal voici quelques années, y tuant quelques responsables d’Al Qaida. Or Abu Kamal a connu un mouvement de soulèvement contre Damais voici quelques semaines. Je pense donc que le « facteur Zarqawi » est important aussi dans cette crise. Ces gens parlent tout le temps de la bataille finale qui aura lieu à Sham. »
(1) Nir Rosen est un journaliste américain, collaborateur du Washington Post, du New York Times Magazine, de Rolling Stone et de la Boston Review, bien connu Outre-Atlantique pour ses articles et livres sur la Guerre d’Irak – il a passé deux ans dans le pays. Contrairement à l’establishment américain, il considère que le Hezbollah libanais n’est pas une organisation terroriste mais un « mouvement de résistance politique largement populaire et légitime« . Surtout il est connu pour sa réplique à Joe Biden, alors sénateur (avril 2008), qui lui demandait ce que les Américains pouvaient faire pour améliorer la situation en Irak : « En tant que journaliste, j’ai assez de mal à conseiller un pouvoir impérialiste sur la façon de devenir un pouvoir impérialiste plus efficace. Je ne pense pas que nous soyons là-bas dans l’intérêt du peuple irakien. Et je ne pense pas que ça ait jamais été notre motivation. »